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Mycènes |
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Palmyre dorée |
Cités
archéologiques, stèles, mémoriaux
Isabelle Maarek parle très bien de
son projet photographique et sculptural, une série consistant à
construire en sucre des cités antiques qu’elle photographie
ensuite, les éclairant de lumières froides ou chaudes, rasantes ou
surplombantes qui redessinent le paysage, lui confèrent des
ambiances à chaque fois singulières.
De fait, une grande poésie émane de
ces œuvres que l’on peut parcourir d’abord comme les étapes
d’un doux rêve, voyage à travers des vocables enchanteurs :
Palmyre, Délos, Mycènes, Malte, lieux de mystères et de mémoire
littéraire, épique ou tragique, bien avant que d’être les
destinations de voyages culturels. On se promène encore plus
volontiers, s’abandonnant à des « déserts de miel »,
une « Malte dorée ou laiteuse », une « Méroé
grise ou brune », une « Malte au matin frais », un
« désert négatif ». Tous ces titres sont les titres de
poèmes, les bribes empruntées à un imaginaire très ancien. On se
rappelle Bérénice : « Je demeurai longtemps
errant dans Césarée » qui fit rêver Aragon, puis Duras.
Détruire, dit-elle. Césarée, Les mains négatives,
justement. Comment retrouver des traces, errer dans les décombres ou
les grottes, les images anciennes de civilisations et d’héroïnes
perdues ? Duras s’était arrêtée, fascinée, sur les traces
de mains peintes sur les parois des grottes, et qu’on appelle
« mains négatives », parce qu’elles ne font que
reproduire la trace qu’une paume a laissée, en creux. Les jeux de
la destruction et de la réapparition, de l’oubli et de la
réminiscence ont hanté son écriture, errance dans quelques
signifiants, quelques mots ressassés, quelques noms inventés ou
cris. Isabelle Maarek, quant à elle, hante des villes imaginaires,
des archéopoles véritables et reconstruites, immenses et toutes
petites, matérielles et immatérielles, dans le jeu de la
reproduction en sucre et le tirage ultérieur de la photographie qui
à la fois rend présent et éloigne l’objet, donne l’illusion de
réalité sans la présence réelle de la chose. Peut-être les cités
d’Isabelle sont-elles des cités négatives. Ce seraient, disons,
des cités qui passent du négatif au positif, du blanc au noir,
inversant les données, passant toujours du réel à son inverse,
dans une fuite en avant assez vertigineuse.
Isabelle dit que ses images
donnent à chacun l’impression d’avoir réellement vu ces sites,
non comme des documents scientifiques mais comme des souvenirs. Je
dirais : comme les images du rêve ou l’image d’un vieux
livre d’histoire, ce sont les images fétiches et archétypes de
nos inconscients, les labyrinthes d’une mémoire impersonnelle et
universelle dans laquelle nous avons erré la nuit bien souvent.
Personne n’emprunte les pistes blanches ou noires, vaguement ou
crument éclairées par Isabelle, le monde de ses photos est désert,
toujours aussi neuf quoique aussi ancien. Le rêveur est toujours
seul, confronté au monde pour la première fois, lui seul,
s’aventurant dans l’inconnu de son inconscient où il se perd et
s’inquiète, cherche à résoudre quelque énigme, avance
prudemment et innocemment. Le rêveur est l’enfant de ce monde
qu’il a lui-même construit en jouant, avec des légos ou des
sucres, et dans lequel se piège son imaginaire, sa quête.
Notre guide nous informe : « Le
monde antique dépeint par « les cités blanches » a été
réalisé par l'agencement de sucres en morceaux d'après des vues
aériennes de sites existants.
La photographie lui confère un aspect
monumental ».
En effet, cette ambiguïté des
images, entre l’immensité et la miniaturisation, constitue une
bonne part du mystère, du charme de ces visions. On sent l’étrangeté
d’une constante vacillation : d’un côté, à partir
d’immensités que saisissent les photographies, survolant les
sites, on peut réduire le modèle avec quelques sucres, mais à
l’inverse, le modèle réduit, photographié selon une technique
qui décadre, éclaire, agrandit, magnifie l’objet, l’ouvre à la
nuit, aux ombres, à l’immensité de l’espace. Le regard perd la
mesure, l’échelle, on ne sait jamais s’il faut admirer que
l’infiniment petit, le jouet de l’enfant, le bricolage artisanal,
si pauvre, si simple, puisse donner l’idée d’un infini, d’une
immensité, désert ou cité, ou s’il faut s’étonner que ces
vastes énigmes puissent tenir en une si petite chose.
C’est le jeu du symbole et de la
métaphore qui permet d’évoquer un infini dans un verre d’eau,
une colonne dans un morceau de sucre. Évidemment, ce symbole là est
dérisoire, par rapport aux constructeurs de temples et de
cathédrales, mais on vient après, longtemps après ces monuments
déjà perdus, ruinés. Après tout, le geste est le même, en grand
ou en petit, qui consiste à symboliser, à représenter une chose
par une autre, quel que soit le matériau, quelle que soit la
technique. Finalement, le symbole est tout de même présent, aussi
modeste soit l’artisan, il se mesure au même infini. Peut-être le
sucre n’est-il pas beaucoup plus fragile que la pierre qui s’est
au fil du temps érodée. Mais surtout la photographie prend le
relais. Sera-t-elle aussi puissante, quant à elle, que le souvenir,
immatériel, fantasmatique, qui malgré le temps a fait perdurer en
nous l’image des cités disparues ? Après tout, la
photographie nous toucherait-elle si elle n’évoquait quelque chose
que nous connaissons déjà et qui est inscrit, comme une trace
énigmatique dans nos inconscients ? La photographie serait-elle
aussi émouvante si nous n’avions pas l’intuition de sa propre
fragilité, de sa possible disparition ? Loin de nous apparaître
comme ayant le dernier mot, celui de l’éternité, je crois qu’elle
entre dans le jeu de l’effacement et de la fragilité de toute
trace. Elle est solide, en apparence, mais ce n’est peut-être
qu’une illusion. D’ailleurs qu’immortalise-t-elle, si ne n’est
l’illusion de sa vision, un moment, un angle, une prise de vue de
l’éphémère tout à fait artificielle, irréelle, recomposée,
imaginaire ?
Ce travail photographique travaille
donc la limite et le mouvement, l’évanescence. D’abord
l’atmosphère des photographies, l’éclairage très contrasté,
font apparaître et disparaître à la fois, donnent l’impression
que quelque chose naît sous nos yeux, recréent l’émotion qui dut
saisir le premier qui brandit une lampe sur les parois de Lascaux, le
découvreur d’une cité perdue, celui qui entra le premier dans un
labyrinthe ouvert sous ses pas. Cela apparaît de façon magique,
mystérieuse, parfois ténue, dans un univers où les formes sont
encore à peine tracées ou déjà entrain de se défaire. Dans cet
entre-deux, l’objet vacille au regard. Le mystère est celui de la
naissance et de la mort.
« La limite et le basculement,
dit Isabelle, sont des notions qui reviennent sans cesse ».
L’œuvre est même l’expérience de ce basculement et de ces
limites, elle les expérimente comme processus, à travers la
fragilité de son matériau, la subtilité de son dispositif. La cité
est morte, il n’en demeure que quelques traces qui la font
réapparaître à nos yeux, fragile, fragmentaire, presque effacée.
La photographie cependant l’éternise, puis l’artiste la recrée,
ironiquement, dans la pire fragilité, celle de sucres voués à
fondre, à faire disparaître à nouveau la cité restituée à nos
yeux, à nos mémoires. Mais l’artiste aura pris soin, avant
l’ultime perte, de photographier sa mise en scène, immortalisant à
nouveau la cité perdue-retrouvée-perdue-retrouvée, à l’infini.
C’est ainsi que l’œuvre défie le
temps et l’oubli, humble par ses moyens, dérisoire, ludique,
enfantine, mais en même temps lucide, conquérante, sûre d’elle,
capable de piéger finalement l’image afin qu’elle dure. Le sucre
ne rend nullement sucrée cette œuvre qui n’a rien de mièvre, il
lui prête la poésie d’un matériau à la fois quotidien et
précieux, lisse et poreux, blanc pur et lumineux, médiocre et dur,
et cependant ductile, aisément arrondi, érodé, creusé, démoli.
Le sucre me rappelle la rêverie de l’enfant, la mélancolie du
prisonnier ou du bagnard sculptant des matériaux à sa disposition,
le plus souvent pauvres, vulgaires, récupérés, pour tromper son
ennui, transgresser les limites de son enfermement, de son
impuissance, afin de parcourir le monde inaccessible quand on est
trop petit, trop pauvre ou relégué. Les cités archéologiques sont
une rêverie d’exilé. Elles contiennent le rêve de l’homme qui
a perdu son origine, ses traces, son histoire et qui aspire à
retourner là-bas.
White Cities
This series of photographs represents the reconstruction of ancient cities redrawn from photographs of existing places, by using only blocks of sugar. The cities that make up the series White Cities are here wrapped in white shadows that hide their material, size and where the light changes our perception of space, to make it monumental.
This is a photographic ballad in the lost cities. Malta, Mycenae, Palmyra, ... are plunged in darkness, with just enough light to reveal the sweet part of their mystery. Each city has its design, its own reason often overlooked. We can see lights, but who is there? This city is deserted, ominous, mysterious. We try to penetrate it. We want to believe it. Yet, we are in photography, not in history or even, the very small. From one city to another, the same stones, they come from the same box, the cities are just as white and fragile as sugar.
Photographs in silver, diasec-mounted and laminated on aluminum.